Olivia Block - Karren [LP]

OLIVIA BLOCK - Karren (Sedimental, 2013)

En ouvrant cette page, je ne savais pas vraiment ce que j’allais écrire, car ça me semblait vraiment difficile de parler de Karren, le dernier disque solo d’Olivia Block, notamment à cause de sa richesse et surtout à cause de son originalité. Je n’avais entendu qu'un seul disque auxquel avait participé cette musicienne originaire de Chicago (en compagnie de Greg Kelley), mais c’est la première fois que je l’entends en solo.
                                                                                   
Karren est un disque de field-recordings avant tout. Mais qui ne ressemble pas à un disque de field-recordings. On a bien plus l’impression d’entendre une composition électroacoustique qu’une collection d’enregistrements de terrain. Non pas que les interventions électroniques d’Olivia Block soient omniprésentes (elles se limitent à un peu de saturation, et quelques larsens ou sinusoïdes très discrètes, outre ses gongs et percussions encore plus discrets), mais bien plus à cause du fait qu’Olivia Block traite ses enregistrements comme des sons purement synthétiques ou abstraits. Tous les enregistrements sont complètement déconnectés de leur référent, et ne sont utilisés que pour leur qualité sonore. De plus, Olivia Block opère un travail de traitement très marqué (et passionnant) sur ces enregistrements : un énorme travail d’équalisation, de filtrage, de montage et de collage, d’amplification et d’effets sert en effet à modeler les enregistrements de manière personnelle et unique. A partir d’enregistrements quotidiens (dans des halls publics, des zoos, et dans une salle de concert – j’en reparlerai), Olivia Block modèle ses sources et n’amplifie que les qualités, les propriétés et les caractéristiques sonores qui l’intéressent : la réverbération d’un lieu, l’aspect percussif, frappant et métallique d’un enregistrement, l’aspect mélodique et chantant d’un dialogue ou d’un souffle, etc.

On distingue souvent très bien l’origine des sources, mais le travail sur le son les déconnecte de leur référence au réel. Les enregistrements sont totalement au service de la composition, ils ne sont plus que de la matière sonore et musicale abstraite. Ce qui m’amène à la seconde face intitulée Opening Night, avec ses  longs enregistrements (plus de dix minutes) des répétitions du Chicago Composers Orchestra. Olivia Block utilise ici une matière originairement musicale faite de cordes et de cuivres. L’enregistrement semble ralenti, et est accompagné d’énigmatiques percussions étouffées, avant d’être noyé par un enregistrement très proche d’une pluie sous un toit. Mais même si la matière principale fait clairement référence à une source musicale réelle, Olivia Block parvient à complètement s’approprier le son et à noyer toutes ses références dans des caractéristiques purement sonores. L’orchestre, son timbre, remanié, transformé et filtré par Olivia Block, n’est plus qu’une masse sonore stagnante, une sorte de masse statique qui n’avance que par son traitement et par son assemblage avec d’autres sources, mais surtout pas grâce à ses progressions harmoniques et ses caractéristiques musicales originelles.

Avec Karren, Olivia Block propose deux constructions électroacoustiques à base de field-recordings. Il s’agit de deux pièces linéaires, qui avancent sans trop de rupture. Deux pièces basées sur un collage et un assemblage intelligent et minutieux des enregistrements, mais surtout sur une appropriation très riche et personnelle du son. Olivia Block parvient à traiter le son à l’ancienne j’ai envie de dire : on distingue la source, mais ce sont ses qualités acoustiques qui ressortent avant tout ; elle le traite avec une extrême attention à la forme, à la composition, et aux propriétés sonores des enregistrements. Mais surtout elle manie le son avec une  personnalité et un caractère qui dénotent un énorme travail de recherche, d’exploration et d’expérimenation sur le traitement des field-recordings. Fortement conseillé. 

Rashad Becker - Traditional Music of Notional Species vol. 1 [LP]

RASHAD BECKER - traditional music of notional species vol. 1 (PAN,  2013)

Traditional Music of Notional Species est le premier disque solo de Rashad Becker, ingénieur du son de renommée internationale qui a déjà masterisé un nombre incalculable de disque dans son studio berlinois. Son premier disque, qui comme on pouvait s’y attendre, est un disque de musique expérimentale électroacoustique, fait aussi partie de ceux qui ont la chance de toucher un public très large, et il n’y a qu’à regarder le nombre de chroniques déjà publiées sur ce disque, le nombre de concerts que peut faire Rashad Becker dans tous types de lieux aujourd’hui. C’est certainement le disque du moment, le disque de l’année pour beaucoup d’amateurs de musique expérimentale et pour beaucoup de nombreux mélomanes ouverts.
                                                      
Traditional Music of Notional Species est un disque difficile à décrire. Rashad Becker utilise des samples, beaucoup de samples. Des samples traités comme des field-recordings, et comme des instrus de musique électronique basique. Il les filtre, les équalise, coupe des fréquences, les mets en boucle, en fait des mélodies, etc. On croit reconnaître ici et là des insectes, des voix, des instruments. On ne sait jamais trop si ce sont des sources purement synthétiques ou de réels enregistrements de terrain. Oui le travail sur le son est vraiment impressionnant, Rashad Becker a composé une sorte de musique originale d’un documentaire ethnographique fantastique, il a dépeint un monde fantasmagorique de monstres hallucinés et de tribus extraterrestres. L’atmosphère de son disque ne ressemble à aucune autre, et se reconnaît parmi mille. Son travail sur le son est unique, virtuose et fantastique sans aucun doute.

Seulement, au fil des écoutes, c’est l’aspect le plus musical qui finit par m’ennuyer. Même si habituellement, j’aime énormément le mélange entre l’abstraction la plus radicale et un certain sens traditionnel de la musicalité (mélange prépondérant chez Pisaro et Anne Guthrie par exemple), je trouve ici la mise en forme rythmique et mélodique de ces samples inouïs un peu trop aguicheuse, trop racoleuse. Mais c’est bien la seule réserve que j’aurais sur ce disque, son manque de radicalité peut-être, sa facilité d’écoute. C’est un peu snob oui, d’accord.

 Mais reste que je conseille tout de même grandement ce disque, qui est peut-être un des disques de l’année pour moi aussi, un des plus marquants, et ce malgré sa facilité. Car Traditional Music of Notional Species reste tout de même une suite de huit Dances et Themes comme je n’en avais encore jamais entendu. Une suite ultra inventive et merveilleuse de vignettes sonores électroacoustiques décalées, hallucinées, singulières, merveilleuses et monstrueuses ; un bestiaire électroacoustique unique, travaillé de manière ultra personnelle en axant tout sur une imagination très fertile. Rashad Becker a réellement su inventer de nouveaux territoires sonores avec cette suite, et j’en recommande forcément l’écoute. 

The Dead C - Armed Courage [LP/CD]

THE DEAD C - Armed Courage (Ba Da Bing!, 2013)
Voilà maintenant bientôt trente ans que Bruce Russell, Michael Morley et Robbie Yeats ont formé le plus célèbre trio de noise-rock néo-zélandais : The Dead C. Trente ans de noise-rock lo-fi, de larsens, et de chaos, et la formule est toujours d'actualité.

Le trio revient donc avec un disque sûr de lui, assumé, entêté, et résolu. Une sorte d'incitation à l'émeute, une provocation à la guérilla urbaine. Un disque à l'image de sa pochette en somme. Armed, la première face, est un long morceau d'une vingtaine de minutes : une rythmique martiale, un riff saturé et obsédé, et toujours des nappes lo-fi de larsens (à la guitare surtout et à l'électronique un peu). The Dead C avance ici de manière très résolue, le trio se plonge dans le chaos des nappes de guitares saturées et dans un chaos très rythmé et organisé de batterie et de larsens. The Dead C avance avec certitude et résolution dans un rock-noise radical, qui n'a rien à envier à Sonic Youth, un rock-noise dur, harsh, obsessionnel, et extrême. Quant au second morceau, ou la seconde face, intitulé Courage, il s'agit là d'une pièce moins rock, moins martiale, mais plus noise et plus déprimée. Une voix dépitée et mélodique d'outre-tombe, une grosse caisse discrète mais constante, des nappes encore plus crades de feedbacks analogiques et numériques accompagnées d'une grasse guitare blues et déprimée post-apocalyptique. L'heure est plus au constat sombre d'un monde en dérive, d'une société en dissolution, d'un chaos qui maîtrise l'homme et que The Dead C tente de renverser en l'utilisant de manière musicale.

Armed Courage n'a pas été réalisé pour égayer c'est sûr. Prise de conscience sombre et lasse de la dissolution sociale peut-être, incitation au renversement violent et à l'organisation insurrectionnelle du chaos peut-être aussi. On peut coller beaucoup de mots sur une musique qui n'en utilise presque pas. Car le langage de The Dead C est avant tout celui du rock, de ses rythmiques simples et obsessionnelles et de ses guitares saturées, mais aussi celui du noise, de son utilisation du chaos et des parasites, des formes primitives (chaotiques et linéaires) et du contenu menaçant, dur, et lo-fi.

Au fil des années, la musique de The Dead C se peaufine, s'assure, et se maintient dans la même direction toujours aussi personnelle, radicale, sans compromis, dans une délectation rock'n'roll et assumée du bruit et du chaos. Excellent.

Tomas Korber & Konus Quartett - Musik für ein Feld

TOMAS KORBER & KONUS QUARTETT - Musik für ein Feld (Cubus, 2014)
Je ne connais pas très bien Tomas Korber, j'ai du entendre ses collaborations passées avec Jason Kahn, Günter Müller, Keith Rowe ou encore dieb13, mais jusqu'à présent, je n'avais pas encore entendu un de ses travaux écrits je pense. Et pour une première approche des compositions de Korber, Musik für ein Feld est sans aucun doute une surprise, une très agréable surprise même.

MFEF est une longue pièce de plus d'une heure interprétée par un quatuor de saxophones, le Konus Quartett, qui comprend Christian Kobi aux saxophones ténor et soprano, Fabio Oehrli au soprano, Stefan Rolli au bariton, et Jonas Tschanz aux saxophones alto & soprano ; Tomas Korber participe également à la réalisation de sa pièce en traitant les saxophones, et en ajoutant quelques sinusoïdes et feedbacks. MFEF est divisé en quatre ou cinq parties d'une durée à peu près égale, chaque parties étant séparées par des silences plus ou moins long (peut-être jusqu'à deux ou trois minutes). Il s'agit d'une musique délicate et très précise qui joue beaucoup sur les volumes et les textures. Tout part d'un souffle imperceptible qui s'amplifie de plus en plus (durant presque dix minutes) qui s'amplifie jusqu'à atteindre une sorte de bruit blanc acoustique ; puis suit une partie assez forte qui joue sur les parasites acoustiques et électroniques, avant une autre superbe partie pour notes tenues et sinusoïdes qui n'est pas loin de Phill Niblock, et ainsi de suite. On passe progressivement, sans jamais s'en rendre compte, de volumes très faibles à des masses sonores très fortes, on passe d'une source purement acoustique à un bloc de son complètement traité et transformé par ordinateur, ou à de l'électronique pur. Il y a de nombreux types de matériaux sonores : le silence avant tout peut-être, du bruit faible, du bruit fort, de l'électronique et des parasites, des sinusoïdes informatiques, des larsens, des instruments joués traditionnellemnt ou avec des techniques étendues ; des matériaux qui varient en volume, en densité et en intensité.

Toute la force et la beauté de cette pièce est de nous emmener de manière progressive et linéaire vers un territoire sonore toujours innatendu. Du souffle au cluster, du silence absolu au ff, des notes de saxophones aux feedbacks, de l'accord microtonal avec sinusoïde aux bruits imperceptibles. Tomas Korber a composé MFEF comme un long glissement de terrain. Un glissement naturel et sensible d'un territoire à un autre, qui se fait toujours sans rupture. Une musique très riche, intelligente, dense et aérée en même temps, construite avec beaucoup de soin et de précision envers les matériaux sonores et les différentes variations qu'ils offrent. Conseillé.

Jason Kahn & Tim Olive - Two Sunrise

JASON KAHN & TIM OLIVE - Two Sunrise (845 audio, 2014)
(Jason Kahn est à Nantes ces jours-ci et j'ai eu l'occasion de voir pour la première une performance vocale de ce musicien. Une sorte de long pleur de trente minutes, une complainte "primitive" (comme il dit) et viscérale, comme une longue lamentation d'un homme qui découvre les possibilités du chant. Une performance entre le chant, la prière, le pleur, et le bruit qui ne ressemble à aucune forme de chant que j'ai pu entendre jusqu'alors. Il jouera également un solo de batterie acoustique durant le week-end, et une partition graphique pour percussions sera également jouée par un ensemble nantais à apo33. Tout ça pour dire que Jason Kahn est vraiment un artiste à multiple facettes, qui a su au fil des années bien séparer les différentes disciplines qu'il pratique tout en les intégrant les unes aux autres. Un artiste qui départage très bien les instruments, l'électronique, la voix, la composition, l'improvisation, qui les utilise chacun d'une manière particulière et les articule en autant d'approches esthétiques et pratiques possibles.)

Two Sunrise documente la première collaboration entre Tim Olive (musicien canadien installé aujourd'hui au Japon) et Jason Kahn (artiste américain installé en Suisse), lors d'une tournée japonaise, qui nous montre donc surtout la facette de Jason Kahn en tant qu'improvisateur à l'électronique. Un duo purement électronique, harsh et abrasif mais espacé et aéré tout de même. Tim Olive se sert ici d'une sorte de guitare préparée à une corde en utilisant surtout les pick-ups tandis que Jason Kahn est crédité à l'électronique (table de mixage, pédales et synthé analogique je pense).

La musique proposée par ce duo fait partie de ces nouvelles formes d'improvisation électroacoustique dont on ne sait pas vraiment s'il faut les qualifier de purement abstraites ou de vraiment concrètes. D'un côté, c'est du bruit pur, des parasites électriques et électroniques, des vibrations matérielles transformées en électricité puis en son, des larsens, etc. Mais d'un autre côté, c'est de l'électronique très organique au sens où les musiciens agissent avec leur corps plus qu'avec des potards pour produire le son. La musique de ce duo laisse ressentir l'action corporelle des musiciens comme s'ils utilisaient un instrument. Car les deux musiciens semblent utiliser de nombreuses sources concrètes et matérielles (pas seulement électroniques je veux dire). Des objets métalliques, des sortes de percussions, ce qui reste de la guitare, tout ce qui peut tomber sous la main est transformé en électricité et forme une source sonore potentielle et réelle. La matière sonore composée par le duo est vraiment puissante car très organique, elle forme un superbe mélange d'abstraction pure et d'action concrète sur le matériau.

Quant à la forme, il ne s'agit ni plus ni moins que d'une sorte d'improvisation libre électroacoustique. De nombreuses ruptures avec des blocs ultra denses qui succèdent à des sortes de plages plus contemplatives. Le duo est dans le son avant tout, il plonge dans la matière sonore de manière apparemment très spontanée et instantanée et réfléchit dans l'action à la forme que prend la matière sonore. En tout cas, j'aime beaucoup le subtil mélange d'actions physiques et d'abstraction parasitaire, l'équilibre entre l'utilisation organique d'objets concrets et l'utilisation plus froide mais tout aussi réfléchie de parasites électroniques plus statiques. Une rencontre intense, originale, dure, abrasive et recherchée.

Lucio Capece, Julia Eckhardt, Christian Kesten, Radu Malfatti, Taku Sugimoto, Toshimaru Nakamura - Wedding Ceremony

CAPECE/ECKHARDT/KESTEN/MALFATTI/NAKAMURA/SUGIMOTO - Wedding Ceremony (Cathnor, 2009)
Wedding Ceremony, publié en 2009, réunit six importantes figures de différents courants expérimentaux parmi les plus importants des années 2000 (onkyo, wandelweiser, réductionnisme) : Lucio Capece (clarinette basse & saxophone soprano), Julia Eckhardt (violon), Christian Kesten (voix), Radu Malfatti (trombone), Toshimaru Nakamura (table de mixage) et Taku Sugimoto (guitare électrique). Le disque est composé de plusieurs pièces écrites pour la plupart, dirigée pour l'une et totalement improvisée pour une autre. Elles ont été réalisées en 2007 lors d'une résidence en Belgique qui a permis la réunion de ces six musiciens reconnus.

La plus importante des pièces (en durée tout du moins, avec près de 27 minutes) s'intitule Quartet+2 et a été composée par Radu Malfatti. Sur cette troisième piste, chaque musicien ne joue qu'une note, répétée à intervalles réguliers semble-t-il. On dirait qu'il y a une certaine relation entre la durée du silence et la hauteur de la note jouée, que plus la hauteur est basse, plus le silence est long. En tout cas, cette pièce est radicalement monotone et simple, mais se révèle pourtant riche. On sait toujours ce qui va arriver, mais jamais vraiment quand, malgré la régularité des interventions. Les vents soufflent dans les registres graves, le violon joue une note arco medium, et Kesten ne joue qu'un souffle très précis et toujours identique à lui-même, tandis que Nakamura et Sugimoto jouent à des volumes à peine perceptibles. Ce n'est que lors des dernières minutes que la note change. Une forme minimale, de même que le matériau sonore, mais le tout est réalisé avec beaucoup de précision (dans la hauteur, les volumes, les attaques et la tenue) et se révèle franchement envoutant. Puis vient Doremilogy 2.12, composé par Sugimoto, et qui joue également beaucoup sur la répétition. Ici, chaque musicien joue entre une et trois notes d'une gamme majeure pour finalement former la totalité de la gamme, une gamme volontairement flottante et frottante, où les instruments jouent légèrement en-dessous ou au-dessus de la note - une étrangeté déroutante de quatre minutes. Il faut aussi parler de la première piste, une composition de Christian Kesten intitulée Zonder Titel (Schuif en Ruis). Elle ne dure que huit minutes, mais je crois que c'est la pièce que je préfère de ce disque. Il s'agit là encore d'une pièce répétitive, avec beaucoup de silence et un volume assez faible. Evidemment j'ai envie de dire. Mais bref, le plus beau est le léger, continuel et doux glissando que chaque musicien opère tout au long de ce disque. Tous les musiciens jouent ensemble entre de longs silences, et ils font à chaque fois un magnifique glissando tout en beauté, en tension, et en douceur crispée. Une pièce simple toujours, mais vraiment magnifique, tendue, et riche.

Pour finir le disque, Lucio Capece a composé et donné quelques instructions pour une sorte performance à moitié musicale, à moitié théâtrale, nommée About "The society of spectacle" Guy Debord 1967. Durant la première minute, les musiciens jouent chacun une note, puis un silence. Tous les musiciens ont choisi de très beaux sons, qui se marient à merveille, des sons brefs, à volume moyen, assez réverbérés, pendant que Capece se promène dans la salle pour lire très faiblement des extraits de La société du spectacle aux auditeurs. Des micros sont placés au milieu du public et le silence est constamment rempli des réactions des auditeurs. Cette première moitié est vraiment belle dans ce que les musiciens jouent, avec un silence très riche des réactions du public. Au bout de sept minutes, la musique s'arrête brutalement, et Capece propose également au public de lire des extraits de Debord, au micro ou non. Le public se prête alors petit à petit au jeu et des extraits sont lus pendant les sept minutes restantes. Le choix du texte n'est certainement pas anodin, mais j'ai du mal à saisir la pertinence politique de cette performance. Restent les sept premières minutes qui sont vraiment belles.

Outre les superbes pièces de Kesten et Malfatti qui sont mes préférées, j'ai beaucoup aimé l'improvisation proposée par ce sextet, peut-être plus classique et moins étonnante mais vraiment réussie. Cette deuxième piste est la moins silencieuse, la plus forte en volume, et aussi la plus dense. Même s'il s'agit toujours d'une approche minimaliste et répétitive, il y a une forme plus organique à l'oeuvre, une écoute qui engage la proximité et l'intimité, et moins de réserve que dans les réalisations de pièces écrites. L'improvisation est aussi plus axée sur la recherche de textures avec de nombreux souffles, du bruit blanc, etc. C'est aussi le moment de clairement différencier les approches : tonales pour Sugimoto, répétitive pour Malfatti, bruitiste et réductionniste pour Nakamura et Capece, discrète et sensible pour Kesten et à la croisée de tous ces chemins pour Eckhardt.

Finalement, même si une unité d'approche est présente sur chaque pièce et pour chaque musicien, il y a tout de même une grande diversité et de nombreuses déclinaisons de cette approche qui sont proposées tout au long de ces 75 minutes. Un disque vraiment varié et très bien réalisé, toujours avec justesse, précision, attention, et engagement total. Conseillé.

[merci à david papapostolou de m'avoir prêté et suggéré la réécoute de ce disque]

Dave Seidel - ~60 Hz

DAVE SEIDEL - ~60 Hz (Irritable Hedgehog, 2014)
Le label américain Irritable Hedgehog continue son aventure dans les territoires minimalistes radicaux avec un disque d'un compositeur dont j'entends parler pour la première fois : Dave Seidel. Ce dernier est un ancien guitariste converti depuis dix ans à la composition par ordinateur, notamment par le biais du logiciel libre Csound, logiciel utilisé aux côtés d'Audacity (autre logiciel libre) pour l'écriture et la réalisation de ~60 Hz.

60 Hertz est la hauteur de la fréquence que La Monte Young (qui a profondément influencé Seidel) considère comme la note fondamentale. Une sorte de fréquence qui contient en puissance toutes les autres fréquences. Une fréquence basse, profonde, d'où dérive chacune des trois pièces présentées ici. Les deux premières contiennent donc une fréquence proche des 60hz, ainsi que des fréquences médiums qui apparaissent et disparaissent au fur et à mesure des pièces pour donner vie à la sinusoïde fondamentale, alors que la dernière ne contient presque que des fréquences basses. Tout le disque est construit uniquement avec des ondes sinusoïdales. Dave Seidel a composé trois pièces où il s'intéresse particulièrement à la vitesse des battements et des frottements entre deux ou trois fréquences. L'interaction et la superposition de deux ondes simples et pures, les plus simples et pauvres qu'on puisse imaginer, donnent naissance à une oeuvre pourtant très riche, dense, harmonieuse, belle, et poétique.

Si le point de départ est un instrument froid (l'ordinateur) et des outils austères (les sinusoïdes), le résultat est d'une chaleur et d'une richesse inattendues. Dave Seidel parvient à véritablement donner corps aux fréquences, il parvient à les faire vivre de manière musicale, à véritablement composer avec ce matériau volontairement réduit et épuré. Une sorte d'épuration et de réductionnisme qui sont loin du résultat, qui ne sont apparemment que conceptuels. J'aurais en fait du mal à dire qu'il s'agit d'une oeuvre minimaliste ici, le matériau l'est bien sûr, la forme proche du drone aussi, mais le contenu est tellement vivant et en mouvement perpétuel, il est tellement beau et dense qu'on ne peut écouter la musique de Seidel comme une musique simplement minimaliste.

Il ne s'agit pas de quelque chose d'hypnothique, de lancinant ou d'obsessif, mais au contraire de quelque chose de narratif et linéaire. Rien de statique, tout est mouvement dans ces trois pièces. On passe d'un état à un autre, de manière progressive certes, mais constamment. Dave Seidel propose une sorte de voyage dans le coeur des sinusoïdes, un voyage chaleureux, vivant, organique, et riche. Vivement conseillé.

Joëlle Léandre & Pascal Contet - 3

JOELLE LEANDRE & PASCAL CONTET - 3 (Ayler, 2014)
Célèbre dans le monde de l'improvisation libre et du free jazz français comme un des principauix accordéonistes, Pascal Contet revient aujourd'hui avec une de ses plus fidèles collaboratrices, la contrebassiste Joëlle Léandre qui n'a pas besoin d'être présentée. Comme je l'ai déjà dit, je ne suis pas un grand fan de cette dernière, mais il y a de ces collaborations où tout marche très bien, où les langages semblent faits pour s'entendre, pour s'accompagner et s'unir. C'est ce que je pense de son excellente publication aux côtés de Braxton par exemple, un disque qui m'avait beaucoup marqué, mais apparemment, il en est également de même pour son travail en compagnie de Pascal Contet.

Enregistré en avril 2012 au Carré Bleu à Poitiers, scène de jazz et musiques improvisées française, 3 est une suite de sept pièces qui ne sont ni jazz ni improvisation libre. Il s'agit de sept pièces "comprovisées" comme de plus en plus de musiciens ont tendance à le dire, notamment en France. Des improvisations organisées, ou des compositions spontanées, comme d'autres le disent. Un subtil mélange de préparation et de spontanéité en somme, où il devient difficile de distinguer ce qui est prévu de ce qui est instantané. Difficile, peut-être, inutile certainement. Car l'important ne réside pas tant dn sle fait de savoir ce qui est écrit ou non, mais dans la musique elle-même. Une musique belle, libre, riche. Léandre et Contet possèdent chacun leur langage, un langage qu'ils ont élaboré au fil des années, qui ne change pas, mais les deux s'accordent vraiment très bien. L'écoute entre la contrebassiste et l'accordéoniste est précise, intime, subtile, stimulante. Les deux musiciens naviguent dans leurs eaux, certes, mais pour former un territoire nouveau, mélodique, rythmique aussi, très musical, bien structuré. Car Léandre & Contet savent gérer les questions d'intensité, d'énergie, de volume, mélodie, d'harmonie et de recherches sonores. Le duo équilibre toutes ces notions au fil des pièces en composant avec chacune d'elles, en jouant sur leur opposition, sur le glissement de l'un à l'autre, sur l'accentuation progressive d'un élément, etc.

Personnellement, c'est surtout quand le duo joue sur l'intensité que le charme opère le mieux je trouve. Car accordéon et contrebasse ne sont pas deux instruments utilisés pour leur puissance ou leur intensité, et c'est alors que le duo parvient à dépasser les limites et les barrières de leurs instruments, et de la musique, à leur manière. Une belle session d'improvisation libre, ou de "comprovisation" plutôt, commune mais recherchée, travaillée, et passionnée.

Azeotrop / Felix Profos - Bock [CD/LP]

AZEOTROP / FELIX PROFOS - Bock (Deszpot, 2014)
[la reproduction ci-dessus est à peu près celle, sérigraphiée, de la version vinyle, une autre pochette a été faite pour la version vinyle]

Trois nouveaux noms pour moi, tous originaires de Suisse : le duo Azeotrop composé de Dominik Blum à l'orgue Hammond et de Peter Conradin Zumthor à la batterie, et Felix Profos. Ce dernier a composé six des dix pièces présentées sur Bock à la demande du duo (les quatre restantes étant des improvisations). Fait étonnant, Profos semble avoir principalement écrit pour des orchestres et des formations instrumentales traditionnelles auparavant, et rarement pour une formation hardcore/noise composée d'une batterie et d'un orgue Hammond saturé.

Car le duo Azeotrop tend vers le hardcore et la noise, vers une sorte de jazzcore par moments, de sludge massif à d'autres, d'accords distordus et de rythmiques énergiques. Un son souvent lourd et agressif, et surtout assez original grâce à l'utilisation de l'orgue Hammond. Quant à Felix Profos, les pièces qu'il a écrite pour ce duo sont basées sur la répétition, sur des aspects hypnothiques et agressifs, et sur le minimalisme. Des pièces hardcore et radicales qui me font penser au groupe russe Wozzeck : une sorte de Morton Feldman revisité par un groupe de hardcore (quoique ici, on est certainement plus proche de l'approche Terry Riley ou Steve Reich du minimalisme).

Mais en tout cas voilà, ça vaut le coup. Felix Profos propose des pièces bien écrites, répétitives, obsédantes,  et le duo Azeotrop parvient à les réaliser avec un son bien lourd, entraînant, souvent un peu agressif mais pas trop bruitiste, très original en tout cas. Une belle découverte, pas prétentieuse, originale et efficace.

Zbigniew Karkowski - Unreleased Materials

ZBIGNIEW KARKOWSKI - Unreleased Materials (Fibrr, 2014)
[désolé pour la reproduction de la pochette, je n'en ai pas trouvé avec une meilleure résolution sur le web, l'originale est bien sûr moins pixélisée...]

Publié par Julien Ottavi quelques mois après la mort soudaine de Zbigniew Karkowski à la fin de l'année dernière, Unreleased Materials est une compilation de plusieurs des dernières collaborations de Karkowski, lors des différentes tournées qu'il a pu faire assez récemment. Tout le disque est composé de duo avec ZB, hormis un très bon solo d'Ilios, membre fondateur de Mohamad, qui joue bien évidemment sur une longue fréquence très basse. Discret avec la batterie amplifiée de Daniel Buess, grave et massif avec Julien Ottavi et Kasper Toeplitz, oppressant à jouer dans les mediums aigus en compagnie de la guitare de Sin:Ned, puissant et granuleux avec Lars Akerlund : cette compilation montre une large palette des possibilités offertes par le bruit et utilisées pendant vingt ans par le musicien polonais émigré au Japon.

Du bruit disret, du bruit continu, des compositions en rupture constante, du grave, du medium, du bruit lisse, du bruit granuleux, abrasif, tout est bon pour faire du son, tant que c'est fort. Car c'est ce qui intéressait Karkoswki : jouer fort, prendre aux tripes, assaillir l'auditeur et le renverser. Et cette compilation montre justement les multiples possibilités utilisées par Karkowski pour faire ceci. Car ce dernier était passé maître reconnu dans l'art du bruit, il a su composer de toutes les manières possibles en utilisant toutes les ressources de l'ordinateur pour composer de manière vivante, viscérale, puissante et organique, seulement avec le bruit. Un bruit pur, massif, fort toujours et puissant, du bruit fait pour être ressenti à travers tout le corps, pour secouer les tripes et anéantir l'esprit.

Non ce n'est pas aussi bon que One and many par exemple, pas aussi riche et puissant, car Karkowski a toujours été plus doué en solo je trouve. Mais ces différentes collaborations témoignent tout de même de la créativité et de l'engagement total de cet artiste dans l'art bruitiste. De la part d'Ottavi, un hommage à Karkowski semblait évident, leur proximité esthétique et amicale le réclamait certainement, et tant mieux, car c'est un plaisir de découvrir ces différentes collaborations avec d'autres artistes tout aussi engagés dans le noise.

Relentless - Document #102013 [DL]

RELENTLESS - Document #102013 (insub., 2014)
Voilà une bonne dizaine de mois je pense que le label suisse insubordinations (dorénavant appelé insub), dirigé par d'incise et Bondi, n'avait pas publié de disque digital gratuit, comme à ses débuts. Après avoir édité de nombreux CD et commencé une nouvelle ligne éditoriale avec des publications digitales/matérielles, insub recommence sa série de publications gratuites en licence creative commons avec un excellent duo de saxophonistes nommé Relentless, soit le duo Sébastien Branche et Artur Vidal.

Une bonne occasion de me rattraper, car je voulais chroniquer leur précédent disque également publié sous ce format chez insub, un disque assez similaire que j'avais beaucoup aimé, mais que j'ai oublié de chroniquer... Quoiqu'il en soit, pour ce deuxième opus, le duo continue d'explorer l'interaction entre deux saxophones, l'espace et différents objets. Relentless propose ici une improvisation de trente minutes basée sur le frottement continu d'objets, la résonance du son, le souffle continu au saxophone, et les battements produits par l'interaction de deux fréquences proches sur les alto. Une pièce qui se joue dans la continuité et la linéarité, avec du silence parfois, mais jamais de grosse rupture. Le plus réussi à mon avis dans ce duo est le phrasé discontinu du souffle continu qui amène de nombreuses variations microtonales et fortes en émotion. On a parfois l'impression d'entendre du Phill Niblock joué par Bismilah Khan, car Relentless aime les attaques qui montent progressivement, les attaques un quart de ton en dessous de la note, et le duo aime encore plus jouer sur les micro écarts de tonalité et de timbre. Parfois aussi, le saxophone est seul, avec juste quelques multiphoniques lancées sur un frottement de percussion, ou sur un silence qui renforce encore plus l'attaque ; mais de manière générale, Relentless réussit à proposer un mode de jeu en interaction forte avec les instruments, les silences, les timbres, les microtonalités et l'espace.

Une très belle improvisation pour saxophones alto & objets qui fait vraiment vivre la relation entre les deux instruments, et qui sait de manière générale faire vivre toutes sortes de relations musicales et performatives (espace, objets, silence, etc.). Et j'adore ce jeu au saxophone inspiré du shenaï !

http://insub.org/insub41/

Ensemble Hodos plays Philip Corner - Lifework: A unity 2

ENSEMBLE HODOS plays PHILIP CORNER - Lifework: A unity. 2 The World (Umlaut, 2014)
L'ensemble Hodos est formé de jeunes musiciens intéressés par les musiques expérimentales et improvisées, mais aussi par l'interaction entre l'écriture et l'improvisation. Il est dirigé par Pierre-Antoine Badaroux (saxophone alto) et Sébastien Beliah (contrebasse) et comprend (sur ce disque en tout cas) Félicie Bazelaire (violoncelle), Fidel Fourneyron (trombone), Antonin Gerbal (percussions), Hannes Lingens (percussions), Roméo Monteiro (percussions), Eve Risser (piano), Brice Pichard (trompette) et Joris Rühl (clarinette). Depuis quelques années, ils jouent la musique de Philip Corner, en divisant l'intégralité de son travail en cinq parties. 2. The World (Graphic Innovations & Indeterminacy) 1960-1975 est le premier volet de cette intégrale de Philip Corner (les quatre autres devraient être publiés dans l'année), consacré à la deuxième partie de son oeuvre, celles écrites après son retour du service militaire et de la guerre de Corée dans les années 50.

Le disque s'ouvre et se conlut avec deux pièces assez similaires et toutes deux écrites en 1963 : Crash Actions et In Intimacy - pulsation. Il s'agit de deux oeuvres d'une dizaine de minutes similaires à des "pulsations polyphoniques". La première est jouée plutôt forte avec beaucoup de bruit, la seconde est jouée à un volume plutôt moyen. Plus le son est faible, plus la résonance est laissée ; mais ce qui est intéressant ici surtout, c'est comment le groupe est subdivisé en plusieurs sous-groupes qui jouent chacun sur une pulsation différente. Tous les instruments, mélodiques ou non, jouent avec des attaques franches, tout est percussif et tout est fait de manière à ne pouvoir écouter que l'interaction entre les différentes pulsations. Philip Corner revient ici à l'aire de la polyphonie avec un matériau musical très réduit, la simple pulsation. Une sorte de polyphonie réductionniste où la musique n'est plus qu'une pulsation qui se suffit largement à elle-même : excellent. L'autre pièce que j'aime beaucoup est la troisième : Compare with "Exquisitely Sloppy OM" écrite dans les années 70. Philip Corner revient ici à la syllabe fondamentale et demande à chaque musicien de ne jouer qu'une note. Il compose donc une sorte de drone profond, très riche, avec beaucoup de mouvement (les notes s'écartent ou se rapprochent de plus en plus selon les mouvements). Une composition et une réalisation lumineuses, profondes, denses, et vivantes. Quant à Punkt, il s'agit chronologiquement de la première pièce de ce volet puisque elle a été composée en 1961. Il s'agit d'une pièce littéralement pointilliste qui part d'une partition graphique basée sur les points. C'est la pièce dans laquelle j'ai le moins réussi à m'immerger, ça ressemble à une sorte de musique post-sérielle, très axée sur le rythme et la polyrythmie, avec des interventions très brêves, qui varient dans l'attaque, le volume et le timbre, ainsi que dans de légères variations de durée (même si les notes ressemblent effectivement toutes à des points).

En résumé, ce disque vaut vraiment le détour. D'une part parce que Philip Corner est un compositeur méconnu et souvent sous-estimé (même s'il revient quelque peu sur le devant de la scène ces dernières années), et que par conséquent on a raremnt l'occasion d'entendre son travail pourtant très riche et varié. D'autre part, il est joué ici par d'excellents musiciens, tous aussi proches de l'improvisation que de la musique écrite, et donc parfaitement aptes à jouer des partitions qui laissent une grande marge de maneuvre à la volonté des interprètes et à l'indétermination. La musique est ici jouée avec précision, intelligence, beauté et personnalité. Excellente initiative en tout cas.

Lescalleet [bandcamp]

KEVIN DRUMM & JASON LESCALLEET - The Invisible Curse (Glistening Examples, 2013)
En attendant la sortie prochaine du duo Kevin Drumm/Jason Lescalleet sur erstwhile, Lescalleet propose un EP virtuel de cette collaboration attendue sur le bandcamp de son label. Deux courtes pièces (10 et 5 minutes) sont donc en téléchargement depuis plusieurs mois maintenant.

Ce n'est pas une grosse surprise, mais j'attends quand même la suite avec impatience. Lescalleet utilise des préenregistrements sur bandes à vitesse réduite (la dernière pièce se conclut avec un remix d'un tube genre Depeche Mode, Genesis, ou je ne sais quel groupe de pop des années 80), des nappes produites à partir de cassettes bouclées, tandis que Kevin Drumm l'accompagne avec des sons simples, discrèts et liénaires de fréquences découpées au scalpel. On entend surtout Lescalleet en fait sur cet EP, un Lescalleet qui travaille toujours la modification de cassettes et de bandes bouclées, accompagné d'un Kevin Drumm qui se fond dans la masse analogique.

C'est très bon, et hormis la discrétion de Drumm, rien de très surprenant comme je le disais. Des boucles de cassettes, des voix à vitesse réduite, des fréquences abrasives, les deux musiciens se reconnaissent et finalement, plutôt que d'aider à patienter, cet EP met un peu trop l'eau à la bouche, on rêve plus qu'autre chose d'écouter la suite de leur collaboration et on a du mal à se contenter de ces deux pièces.

https://glisteningexamples.bandcamp.com/album/the-invisible-curse


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Et pendant que je suis sur bandcamp, j'en profite pour signaler un autre projet auquel a participé Lescalleet. Le label Quakebasket, suite au dernier album de Coppice, a décidé d'éditer chaque semaine un remix différent du morceau "Hoist Spell" (téléchargement disponible ici). Après Pisaro, VA AA LR, Bryan Labicz, Machinefabriek et quelques autres, c'était au tour de Lescalleet de proposer sa version. Une pièce de neuf minutes, qui débute par un larsen très aïgu. Au bout de deux minutes, les harmoniums de Coppice apparaissent, accompagnés d'une rythmique pop. Puis petit à petit des éléments s'ajoutent : voix ralenties, drone superposé extrait de Coppice. Lescalleet fait de ce morceau une sorte de pop-drone expérimental, une sorte de dub noise pour bandes magnétiques, il en fait en résumé un petit bijou tout en conservant très bien l'esprit du morceau original.

http://quakebasket.bandcamp.com/track/hoist-spell-lescalleet-reconstruction

Jason Lescalleet - Much To My Demise [LP]

JASON LESCALLEET - Much To My Demise (Kye, 2014)
Avant le retour massif du vinyle dans les années 2000, une des raisons principale de son abandon a été la création du disque digital d'un côté, mais aussi la fragilité du support. Tout le monde a connu les inconvénients des rayures, des poussières, etc. Une fragilité qui plaît à Jason Lescalleet, dans la mesure où il aime travailler la dégradation des signaux et des supports d'enregistrement. C'est pourquoi à l'intérieur de Much To My Demise, on peut trouver un court texte qui demande aux auditeurs de ne rien faire pour conserver le disque, de laisser le temps travailler le support et sa pochette, de le laisser se dégrader pour en faire un exemplaire unique. Lescalleet intervient contre le fétichisme et demande aux détenteurs de ce disque de ne pas l'aduler en tant que fétiche, mais au contraire de laisser le temps agir dessus comme preuve de la vie.

Lescalleet veut avec ce vinyle explorer la déliquescence et la "qualité temporelle" du support analogique. C'est pourquoi il a inséré cette requête particulière. Une requête qui correspond également très bien au processus de création des trois pièces présentées ici. Trois mois ont été nécessaires. Trois mois au cours desquels Lescalleet a enterré des bandes préenregistrées. Aucun geste, aucune transformation, aucun "processus musical", juste la marque du temps (et de la terre) sur des bandes magnétiques. Lescalleet présente un enregistrement d'un solo de piano lent et romantique à peine perceptible, au bord de l'anéantissement, ainsi qu'un enregistrement de larsens déjà plus fort et présent. Des enregistrement très différents, mais qui s'écoutent de la même manière. C'est à dire pas pour eux-mêmes. En effet, le plus intéressant dans ces bandes, c'est avant tout l'action du temps et de la dégradation naturelle.

Il ne s'agit pas de musique à proprement parler, mais d'art au sens le plus noble. Pour Much To My Demise, Lescalleet ne tien pas forcément à créer une (ou trois) pièce musicale, mais il tente bien plutôt de saisir l'action du temps, d'informer des processus vitaux, de contempler la nature dans son ensemble. Il s'agit d'une oeuvre ambitieuse, qui retrace les efforts particuliers d'un artiste sonore qui tente par son médium de capter et de figurer la vie (son mouvement, son action, sa temporalité) de manière sonore et matérielle. Un album concept passionnant, car les trois pièces présentées ont en plus le mérite d'être aussi riches et denses que le processus de création. Hautement recommandé.

JASON LESCALLEET [cassettes]

JASON LESCALLEET - Archaic Architecture (NNA, 2013)
On est de plus en plus à vouer un véritable culte à Jason Lescalleet dorénavant - preuve en est ses tournées multitples en Amérique et en Europe. Je ne crois pas qu'il y ait donc besoin de le présenter, chacun connait au moins de loin ses travaux et a du au moins en entendre parler en tant que maître des manipulations de bandes et de cassettes. Pour moi, il fait partie des artistes les plus intéressants de ces dix dernières années, sans aucun doute, et j'arrive à être toujours surpris par chacune de ses sorties. J'avoue que je suis d'autant plus enthousiaste quand il s'agit de cassettes, format qui correspond parfaitement à Lescalleet (même si mes préférés sont des cds, notamment ceux publiés sur erstwhile...).

En tout cas voilà, l'année dernière, le label américain NNA Tapes proposait encore une cassette complètement inattedue et surpenante de Jason Lescalleet, intitulée Archaic Architecture. Ici, Lescalleet utilise principalement (uniquement?) des enregistrements d'orgue et un petit synthétiseur. La première face est proche de l'ambient, une sorte de drone où la diffusion des enregistrements d'orgue est ralentie, une diffusion qui s'entremêle indistinctement avec les nappes de synthé. Il s'agit d'une face très étrange, linéaire, monotone, nostalgique et très granuleuse. On reconnait l'orgue, mais la vitesse altère le grain et la texture en devient unique. Sur la deuxième face, Lescalleet conserve le même procédé mais en utilisant un enregistrement plus mélodique. Cette face est encore plus étrange et décalée, et encore plus à mon goût du coup. Il y encore la mélodie présente, avec les accords qui la soutiennent, mais l'altération de l'enregistrement et la modification conséquente du grain rendent l'écoute complètement décalée. On suspecte quelque chose, on recherche de l'ironie, de l'humour, de la parodie, et en même temps, l'ambiance n'est pas à la rigolade avec cet orgue d'église plutôt solennel.

Avec un procédé simple, Jason Lescalleet parvient à considérablement modifier l'écoute et à bien modifier la direction de l'attention. On ne se concentre plus que sur le grain même de l'orgue, sur le grain également du support (la bande) et sur l'atmosphère propre à cette couleur grisâtre, acceuillante, envoûtante et granuleuse. Un travail simple et subtil de la bande, dont le rendu est surprenant par sa richesse. Encore une fois, Lescalleet se révèle être un des manipulateurs de bande les plus créatifs et ingénieux que j'ai entendu.

AARON DILLOWAY/JASON LESCALLEET - Building A Nest (Hanson, 2013)
Après leur excellente et cauchemardesque collaboration publiée sur PAN, le duo Aaron Dilloway/Jason Lescalleet propose une nouvelle aventure sonore publiée en cassette sur le label de l'ex-membre de Wolf Eyes. Le duo continue d'explorer le potentiel des bandes bouclées, tout en ajoutant du synthétiseur ici. La première face est assez abstraite et propose une boucle proche de l'ambient, une sorte de basse mise en boucle, sur laquelle s'ajoutent des enveloppes de synthé très science-fiction, des enveloppes non harmoniques et aléatoires, cheap mais efficaces. Petit à petit la boucle prend forme et consistance jusqu'à devenir une rythmique de power-electronics un peu lo-fi, un peu barré, plus cheap et moins agressive, une rythmique genre du Carpenter qui a bien vieilli puisque Dilloway et Lescalleet prennent un malin plaisir à toujours utiliser la dégradation des signaux et des matériaux. A ce propos, la deuxième face est encore plus claire. Tout commence avec le même synthé version science-fiction, avec une enveloppe aléatoire et un filtrage dégueulasse accentuée par le filtre des bandes (à travers lesquelles le synthé est manipulé). Malgré un souffle et quelques éléments fortement en retrait (comme la fameuse rythmique de la première face), le signal est plutôt clair au début, mais petit à petit, la saturation fait son chemin. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'effets (quand même beaucoup de reverb), je crois surtout que Dilloway et Lescalleet se sont amusés à réinjecter le signal dans les bandes ou une console de mixage jusqu'à la saturation. Le duo transforme très progressivement, simplement, et surtout précisément un signal de base avec un procédé de feedback archaïque. De bande originale d'un mauvais film de SF, le son se rapproche de plus en plus d'un film qui se dégrade et dont l'intérêt réside dans cette dégradation. Les couleurs prennent forme, le grain apparaît et gagne en consistance, et la tension est de plus en plus palpable au fur et à mesure que le son gagne en saturation.

Encore une fois, un excellent travail de dégradation et de désintégration progressive d'un signal sonore analogique. Recommandé.

idealstate no-number series [DL]

Il y a quelques mois, le musicien néozélandais Lee Noyes a choisi de créer une sous-section de son label idealstate avec les no-number series, une collection d'albums variés, proposés par beaucoup de proches de Noyes, en téléchargement gratuit sur bandcamp. Quelques extraits de cette série.

LEE NOYES & RADIO CEGESTE - If witness was an architect (Idealstate, 2013)
Sur le label idealstate, mon disque favori est sans aucun doute l'excellent duo de Lee Noyes et Radio Cegeste ("nom de scène" de Sally Ann McIntyre), et c'est donc avec un grand plaisir que j'au retrouvé cette formation au milieu de cette série. Lee Noyes est crédité ici aux percussions et feedback, tandis que la liste des outils utilisés par Radio Cegeste est excessivement longue (en gros, des petites radios, un 78 tours, un Theremine artisanal, une boîte à musique qui joue du Piaf et des field-recordings).

Encore une fois, la rencontre entre ces deux musiciens est une réussite. Et bien sûr, les boucles d'insectes et d'oiseaux et les fréquences radio discrètes de Radio Cegeste n'y sont pas pour rien. Le duo compose une pièce de vingt minutes assez calme, faite de percussions frottées, de larsens et de fréquences radio à faible volume, et de field-recordings détournés. L'atmosphère que produit ce duo est encore une fois unique : le chant des oiseaux se mêle facilement au caractère abrasif des radios et des transmetteurs, les instruments acoustiques dialoguent avec les perturbations électromagnétiques, etc. Un dialogue subtil et fin qui aboutit à une pièce qui joue sur des boucles, des entremêlements de sources, etc. Il n'y a pas de différence entre les instruments, les parasites électroniques abstraits et les enregistrements concrets, tout est sur le même plan : un plan poétique et musical, d'une finesse, d'une sensibilité et d'une créativité envoutantes. Vraiment conseillé, excellent travail.

http://idealstatenonumberseries.bandcamp.com/album/if-witness-was-an-architect

MATT EARLE/TIMOTHY GREEN/ADAM SUSSMANN/MASSIMO MAGEE - Opera (Idealstate, 2012)
Opera a été une des premières publications de cette série, durant l'été 2012. Il s'agit d'une pièce de vingt minutes réalisée par Timothy Green (cymbales & électronique), Massimo Magee (VCR), et le duo Stasis, soit Matt Earle & Adam Sussmann (électronique). Le quartet propose une longue improvisation assez calme et linéaire, avec quelques ruptures fortes et bruitistes par moment (des moments toujours très bien choisis). Mais de manière générale, les quatre musiciens évoluent sur un territoire très abrasif, fait d'électroniques bruts, sans trop d'effets, de l'électronique abstrait à partir de micro-contact et de modifications magnétiques. Des larsens très très aigus, des objets amplifiés, des fréquences instables, des buzzs, des silences et des perturbations électromagnétiques. Du noise réductionniste et abstrait, minimaliste et dur, qui joue sur le parasitage brut et pur, sur la simplicité et l'écoute. Pas mal du tout.

http://idealstatenonumberseries.bandcamp.com/album/opera

GIL SANSON & BRUNO DUPLANT - same place (Idealstate, 2014)
Je me rends compte que ça fait un bout de temps que je n'ai pas chroniqué un disque de Bruno Duplant, ça aurait bientôt fait un an, et c'est pourtant un des artistes que je connaisse les plus prolifiques en terme de publication. J'en chroniquerai d'autres bientôt, mais je profite de ce petit article sur le projet éditorial de Lee Noyes pour parler de la collaboration entre Bruno Duplant & Gil Sansón.

Comme pour les titres précédents, il s'agit toujours d'une seule pièce d'une vingtaine de minutes. Les artistes n'ont pas indiqué qui fait quoi, ni comment. Ce qu'on entend, c'est une sorte de field-recording ambiant, comme un espace vide dont on entendrait que des résonances minimalistes, quelques objets et percussions de temps à autres, et une fréquence ultra aiguë. L'atmosphère de cette pièce est vraiment particulière, il ne se passe pas grand chose, mais l'impression que quelque chose de grave ou de sombre va très vite arriver est constante. Une pièce sombre, minimale, austère, et radicale. Les deux musiciens proposent une sorte d'eai ultra minimaliste qui lorgne sur la composition, une pièce dure, hypnotisante et flippante ; en tout cas, ça vaut le coup d'y jeter une oreille. 

Skogen - Despairs had governed me too long

SKOGEN - Despairs had governed me too long (Another Timbre, 2014)
Troisième disque de l'ensemble Skogen sur le label another timbre, Despairs had governed me too long est une longue composition de près d'une heure de Magnus Granberg, comme sur le premier opus. Les musiciens sont à peu près identiques : Magnus Granberg au piano et à la clarinette, Leo Svensson Sander au violoncelle, John Eriksson au marimba et vibraphone, Toshimaru Nakamura à la table de mixage, Petter Wästberg aux micro contacts et objets, Angharad Davies et Anna Lindal au violon, Ko Ishikawa au sho, Erik Carlsson aux percussions, et Henrik Olsson aux bols et verres.

J'ai déjà chroniqué les deux précédents albums de Skogen, que vous pouvez lire ici et ici. Je renvoie sur ces liens car j'ai déja pas mal parlé de leurs précédents opus, et la musique de cet ensemble n'a pas tellement changé. Skogen continue de travailler - et réussit très bien - sur l'interaction entre composition et improvisation. D'ailleurs, à la première écoute de ce disque, je ne me rappelais plus que l'ensemble partait de partitions, je pensais que c'était un ensemble d'improvisateurs, et je me disais justement que ça sonnait vraiment comme quelque chose de superbement écrit. C'est en voyant que c'était écrit que je me suis dit ensuite que ça sonnait quand même comme de l'improvisation. Bref, Skogen parvient très à brouiller les frontières disciplinaires, et il le fait en laissant beaucoup d'espace la personnalité de chacun des membres.

Et cet espace laissé aux différents langages est l'autre point fort de cet ensemble. Certains jouent sur les techniques étendues, d'autres sur la mélodie, d'autres sur l'électronique et le bruit, mais tout le monde fait attention à l'autre et laisse de l'espace aux différents langages. Et c'est une autre manière de brouiller les frontières entre les instruments, les machines, les sons musicaux et bruitistes, etc. Tout est sur le même plan avec Skogen : les différentes pratiques, les différents langages, les différentes disciplines, frontières, barrières, esthétiques, etc. Tout est au même plan et au service d'une musique romantique, aérée, poétique, profonde et légère. Skogen n'a pas changé de direction, mais c'est pas grave, tant mieux même, car celle qu'ils suivent est déjà très personnelle et c'est encore et toujours une réussite. Conseillé, comme les autres.

Martin Iddon - Pneuma

MARTIN IDDON - pneuma (Another Timbre, 2014)
pneuma est le premier disque du jeune compositeur et musicologue britannique Martin Iddon. Ce disque regroupe cinq pièces qui datent de 2009 à 2013 : pneuma.sarx interprété par Gavin Osborn (flûte), Alice Purton (violoncelle), Nina Whiteman (voix), head down among the stems and bells par Catherine Laws (piano), pneuma.kharis par Carlos Cordeiro (clarinette basse), Jeffrey Gavett (bariton), Andy Kozar (trompette), William Lang (trombone), Danaë par Linda Jankowska (violon), Emma Richards (alto), Alice Purton (violoncelle), hamadryads par Jane Sheldon (soprano), Rachel Calloway (mezzo-soprano), Eric Dudley (ténor), Jeffrey Gavett (bariton) et Steven Hrycelak (basse).

head down among the stems and bells ainsi que Danaë sont les deux pièces qui utilisent le plus le silence. L'une pour piano préparé, l'autre pour cordes utilisées avec des techniques étendues (que les musiciens ne pratiquent pas habituellement). Ici, Martin Iddon cherche des nouveaux sons en impliquant très fortement le musicien. Les pièces sont écrites pour que le musicien fasse ce qu'il n'est pas habitué à faire (employé deux archets simultanément par exemple). Les deux pièces ne se ressemblent pas vraiment mais sont les deux qui se démarquent le plus du disque : notamment pour les silences présents, ainsi que pour l'absence de voix, mais aussi pour les côtés bruitistes sur le trio à cordes et atonaux sur le piano. Deux pièces qui investissent des territoires sonores vraiment nouveaux et originaux, notamment Danaë qui n'est pas sans évoquer Nomos Alpha de Xenakis (revisité en version trio).

Mais c'est sur le reste du disque que l'on trouve les partitions les plus intéressantes de Martin Iddon je trouve. L'ancien et le contemporain se mélangent à merveille dans chacune des trois autres pièces. D'un côté, Iddon continue de demander aux interprètes de quitter leurs habitudes pour explorer une nouvelle relation à l'instrument, et de nouveaux sons par conséquent. Et de l'autre, Iddon accorde une grande importance à l'écriture de chaque voix, des voix longues et superposées qui rappellent l'écriture horizontale des polyphonies de la Renaissance. Sur hamadryads, une ambiance proche de Ligeti est présente, les voix se superposent en une sorte de cluster, mais un cluster beaucoup plus mélodique qui n'a rien à voir avec les micropolyphonies. Qu'elles soient instrumentales, vocales ou mixtes, les pièces de Martin Iddon s'occupent de superposer des lignes mélodiques très belles qui s'imbriquent de manière très étrange. Les voix sont mélodiques, mais l'ensemble pas du tout (d'où ce rappel de Ligeti). L'ensemble forme une masse sonore souvent onirique et atemporelle, une masse sonore douce, chargée de rêve, de sensations, une masse sonore qui évolue de manière collective par micro-évènements individuels très riches et surprenants.

Il faudrait parler de chaque pièce précisément, car c'est dur de parler de ce disque dans son ensemble, et ce n'est pas très pertinent. Mais il faut surtout écouter cette suite qui se ressent plus qu'elle ne se décrit. Et je trouve plus juste de laisser un maximum de surprises aux auditeurs (car ce disque en possède). C'est beau, innovant, intelligent, personnel et riche. Conseillé.

Berlin Series 2 : split Christian Kesten & Mark Trayle duo / Annette Krebs solo

KESTEN&TRAYLE / KREBS - F23M-12: Field with figures / rush! (Another Timbre, 2014)
Le label another timbre continue sa série consacrée à la scène expérimentale berlinoise avec un nouveau split : le duo Christian Kesten (électronique) & Mark Trayle (voix), suivi d'un solo d'Annette Krebs

La première partie de ce split CD est intitulée F23M-12: Field with figures et il s'agit d'une suite de quatre pièces par les deux musiciens expérimentaux Kesten & Trayle. Une suite très sobre et épurée qui est loin des clichés de la noise et de la musique improvisée. Avec des instruments très différents, Kesten & Trayle fabriquent des nappes assez homogènes : bruits blancs discrets avec souffle humain, notes tenues à la voix et drone au synthé analogique, légers bruits de lèvres contre larsens discrets. Tout se fait dans la douceur, dans la sobriété, il n'est pas question de textures ou de techniques remarquables, ni de formes très développées, il n'est pas question de drone non plus, mais le duo avance progressivement en accordant toute son attention sur l'écoute et l'interaction entre les deux médiums (électronique et cordes vocales). Le duo avance sur des territoires abrasifs et détendus, proches du silence et du bruit blanc. Ce qui ressort, c'est une étonnante homogénéité, mais aussi, et c'est le plus frustrant, c'est la gestuelle et le corps des musiciens qui ont l'air importants et qu'on a du mal à clairement distinguer. Quatre pièces qui donnent envie de s'intéresser à ces musiciens, mais surtout de les voir en action. 

La seconde partie de ce split est donc un solo d'Annette Krebs intitulé rush! Il s'agit de deux versions d'une même pièce où sont utilisés une guitare électroacoustique (préparée), des bandes et de l'électronique, le tout assemblé par ordinateur. Je n'avais pas entendu de disque aussi singulier depuis bien longtemps à vrai dire. Singulier et déroutant, un peu à la manière de Marc Baron (auquel j'ai beaucoup pensé en écoutant cette pièce de Krebs). rush! est vraiment déroutante car c'est typiquement le genre de pièce dont on se doute qu'elle est écrite avec beaucoup de précision, que chaque élément répond à un questionnement, et pourtant on n'arrive pas vraiment à saisir ni la forme ni le sens. A chaque écoute, j'étais pris dans des sentiments ambivalents : ça me fascine et je ne comprends pas, et je ne sais pas si ça me fascine parce que je ne comprends pas ou si je ne comprends simplement pas pourquoi ça me fascine. 

Quoiqu'il en soit, Anne Krebs propose avec rush! une pièce d'environ un quart d'heure qui se démarque par son atmosphère très particulière et non-musicale. Les deux versions sont enregistrées en studio,  les interventions sonores (plus que musicales) sont très brèves et minimales et sont séparées par de longs silences. Les sons sont limités à des interventions d'une seconde - un mot, une note, un bruit, un autre mot  d'une autre voix d'une autre langue, un bruit - et sont très espacés dans le temps. Ils forment comme des entailles dans le silence, comme une sculpture ultra minimaliste. La différence entre les deux versions tient au fait que Krebs sculpte soit un silence numérique (version numéro 2, l'originale) soit dans des sons extérieurs enregistrés sur bande (une sorte de field recording volontairement mal capturé, une pure ambiance sonore urbaine et citadine avec traffic routier et cris de bébés). Dans les deux versions, les interventions surprennent toujours par leur brièveté, par leur surgissement inattendu, et par le fait qu'elles paraissent finalement beaucoup moins intéressantes qu'un silence digital ou un bruit de fonds qui pourrait être considéré comme gênant. 

Annette Krebs sort des dogmes, des idiomes, et des clichés avec une composition électroacoustique vraiment singulière, belle, et remarquable. Vivement conseillé. 

Partial - LL

PARTIAL - LL (Another Timbre, 2014)
Les Etats-Unis regorgent de jeunes musiciens extrêmement talentueux dans le domaine des musiques électroacoustiques et minimalistes, il y a toute une génération qui s'apprête à considérablement modifier le paysage de la noise et des musiques expérimentales - pensons simplement à Anne Guthrie, Joseph Kramer, Richard Kamerman, Devin DiSanto, et d'autres encore. Des artistes qui pourraient avoir leur place sur another timbre, mais qu'on n'a encore jamais entendu sur cet excellent label anglais. Mais il ne faut jamais désespérer, car Simon Reynell vient tout juste de publier le premier disque de Partial, duo composé de Joseph Clayton Mills (membre de Haptic) et de Noé Cuéllar (membre de Coppice).

Les trois pièces qui composent ce disque datent maintenant de 2010-2011, date à laquelle Coppice venait de se former. Même si ce duo n'a pas grand chose à voir avec Coppice, un intérêt fort pour l'abstraction est partagé avec les premiers enregistrements du duo. Mais le plus intéressant ne réside pas dans la comparaison. Déjà, le point de départ n'est pas très habituel. LL répond à une demande spécifique d'un magasin d'objets d'occasion sur Chicago, lequel a demandé aux artistes locaux d'investir le lieu de manière esthétique (pour des installations, performances, etc.) après les horaires d'ouvertures. Ainsi, Partial a choisi d'utiliser tous les objets possibles à l'intérieur du magasin pour créer leur musique lors d'une performance unique.

La première partie du disque est composé d'une partie de ces enregistrements réassemblés et édités par la suite. Le duo a su composer une musique pertinente et profonde, avec une acoustique unique, qui ressemble à une pièce composée à partir de logiciels informatiques. Le duo fabrique des nappes, des bruits blancs, et des percussions avec une délicatesse, une subtilité et une sensibilité impressionnantes. Souvent le volume est plutôt bas, cette pièce est de manière générale plutôt aérée, mais chaque son, parce qu'il est vraiment original et surprenant, possède une force et une profondeur qui ne laissent pas de marbre. De plus, le duo a véritablement composé une pièce très narrative lors de l'édition et a fait de cette pièce un morceau électronique abstrait qui évolue avec sens.

Quant à la seconde pièce, il s'agit d'un assemblement de différents essais acoustiques et non traités qui datent des préparatifs au concert. Le volume est encore plus faible, le son est encore plus abstrait, les silences sont plus présents. Je ne sais pas si c'est mieux, mais en tout cas, c'est à ce moment que la gestuelle des musiciens est la plus présente, que l'attention au son se fait le mieux ressentir, ainsi que la concentration nécessaire à la découverte de ces nouveaux matériaux. La forme de cette pièce est moins linéaire et moins narrative, elle évolue de manière abrupte et chaque sous-section est séparée par des silences, il y a moins de forme mais une plus grande présence des musiciens. Une sorte de focus sur le processus de création, sur la phase de recherche, un focus qui met beaucoup plus en avant les musiciens eux-mêmes ainsi que les objets utilisés, que l'on distingue mieux par ailleurs.

Puis Partial finit avec une très courte pièce de moins de deux minutes en laissant jouer une berceuse sur une boîte à musique du 19e siècle, une pièce un peu anecdoctique mais vraiment charmante. Cette conclusion met d'ailleurs en avant un des points essentiels de la musique de Partial : la volonté de laisser les objets s'exprimer tout en produisant une musique unique. Ce que le duo réussit très bien par ailleurs. Partial prend des objets, les utilise tels quels dans un geste personnel mais en communication étroite avec les objets eux-mêmes. Un dialogue profond entre les objets d'occasion et les musiciens, et une recherche sonore très originale, Partial utilise des objets usuels vraiment comme des instruments et tentent de s'approcher au plus près d'une musique instrumentale. Très bon travail, j'attends la suite de ce duo avec impatience.

Benjamin Duboc- st. james infirmary

BENJAMIN DUBOC - st. james infirmary (Improvising Beings, 2014)
Contrebassiste français, Benjamin Duboc est un des acteurs majeurs des scènes free jazz et musiques improvisées. Il sait parfaitement allier un grand sens de la musicalité, du rythme, de l'émotion et de la recherche sonore, selon les projets auxquels il participe. En solo, il avait déjà publié un excellent disque au sein du coffret publié chez Ayler Records, proche d'un drone très riche et dense (joué à l'archet uniquement sous le chevalet). Il revient cette année avec un nouveau solo constitué de deux pièces, l'une pizzicato et l'autre arco.

La première partie du disque est une improvisation de vingt minutes assez traditionnelle j'ai envie de dire. Traditionnelle ? oui et non en même temps, puisque la contrebasse n'est pas réputée pour être un instrument de soliste, et ici, Benjamin Dubc l'utilise véritablement telle quelle. Il compose une longue improvisation de vingt minutes, jouée uniquement avec les doigts. Une improvisation très belle, mélodique, lyrique, et intense. Le touché est très précis, les attaques sont justes et l'accentuation du phrasé de Duboc, plutôt jazz, est aussi rythmé que sensible. Une belle pièce narrative riche en émotion et virtuose dans la réalisation. Une improvisation vraiment intéressante pour sa beauté, sa poésie et surtout pour apprécier le talent de ce virtuose de la contrebasse, mais c'est surtout la suite qui révèlera l'inventivité de Duboc.

Sur la deuxième partie donc, Duboc ne joue plus qu'avec l'archet. Il s'agit maintenant d'une improvisation beaucoup plus abstraite, axée principalement sur l'exploration sonore tout en conservant un grand souci de la narration dans la forme. Il y a un peu plus de silence, et surtout beaucoup plus de techniques étendues (qui étaient absentes sur la première partie). Benjamin Duboc explore ici un large éventail des possibilités sonores de la contrebasse, selon la pression exercée par l'archet, selon son emplacement sur les cordes et la contrebasse, etc. Cette exploration de la contrebasse est vraiment profonde, elle est plus abstraite certes, mais conserve le même souci que sur la première pièce d'une poétique du son et d'un sens aigu de la musicalité (où mélodies, harmonies et rythmes sont beaucoup moins présents par contre). Duboc, ici, propose une improvisation axée sur le timbre et les couleurs de la contrebasse qui est très chaleureuse, acceuillante, fascinante, poétique et sensible toujours, mais surtout très intense.

Deux pièces, l'une plutôt jazz, et l'autre plus proche de l'improvisation libre, qui démontrent une fois de plus le talent, la précision et l'intelligence de ce contrebassiste. Très bon travail.

Itaru Oki - chorui zukan

ITARU OKI - chorui zukan (Improvising Beings, 2014)
Trompettiste japonais, Itaru Oki a quitté son pays pour la France au milieu des années 70 après avoir été actif au sein de la scène free jazz tokyoïte. J'avais déjà entendu plusieurs disques auxquels il participait, notamment aux côtés de Benjamin Duboc, Jean-Noël Cognard et Michel Pilz (entre autres) il n'y a pas très longtemps, mais c'est la première fois avec chorui zukan que j'entends ce musicien en solo (sur lequel il utilise trompette et bugle).

Il et finalement assez peu questions de techniques étendues ici, et encore moins de recherches sonores. Ce solo de Itaru Oki est très free jazz, voire jazz. Et c'est pas plus mal à mon avis. Car au lieu de chercher les sons les plus silencieux ou le plus bruitistes possibles, Itaru Oki s'est concentré sur le développement d'un langage personnel, libre et intime. Un langage qui utilise les phrasés jazz, qui n'hésite pas non plus à revisiter des standards (de Monk surtout), mais qui reste libre. Itaru Oki peut jouer des thèmes jazz à certains moments, ou faire de "l'improvisation libre", rien ne l'empêche d'être lyrique et puissant à chaque moment. Que ses phrases et que son jeu soient rythmiques, mélodiques, nostalgiques, "libres", jazz, atonaux, ce qui compte, c'est que Oki joue ce qu'il a envie de jouer, et c'est tout son charme. J'aime bien ce solo non pas pour son côté innovant ou explorateur, Itaru Oki joue de la trompette de manière assez traditionnelle, mais il en joue très bien d'un côté, et avec le coeur surtout. Au lieu d'inventer un langage pseudo innovant, Itaru Oki développe le sien, avec toutes les références, les influences et l'histoire qu'il contient. Des influences qui sont intégrées et non niées : influences du jazz et du swing qui lui est propre, du free et de l'intensité comme de la liberté qui lui appartiennent.

Un beau solo de cuivres jazzy mais puissant, libre de manière dansante et viscérale. Du free très jazz, avec tout le swing et la puissance que ça peut recéler. Du free plein d'énergie, d'émotions et de beauté.